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Causerie. Lyon, le 30 novembre 1892.

Il est vraisemblable que vous ne connaissez pas Limoges. Vous n'y perdez guère. La patrie de M. de Pourceaugnac est une laide et triste ville où le spleen vous prend au bout de quelques beures. Il vient pourtant de s'y passer un fait divers assez joyeux qui vaut la peine d'être conté.

C'était la semaine passée, un jour de foire, M. Londe, marchand de porcelaines - personne n'ignore que Limoges est la ville de Franec où l'on fabrique le plus d'assiettes - déjeunait avec ses employés dans l'arrière-boutique. Tout à coup un vacarme épouvantable les fit bondir effarés. Dans son trouble, M. Londe, qui mangeait une carpe de la Vienne, avala une arête et faillit s'étrangler net. Emoi trop justifié! On eût dit que toute la vaisselle du magasin dégringolait des étagères sur le carreau, tandis que d'horribles mugissements faisaient un accompagnement lugubre au fracas des porcelaines brisées. Le petit commis fut le premier à retrouver son sang-froid. Courageusement, il ouvre la porte, se précipite sur le théâtre du sinistre, et ces mots incohérents sortent de sa bouche comme un cri de détresse : Au secours ! On dirait du veau!

En effet c'en était un. Furieux et beuglant, déchaîné comme un lion, il bondissait à travers les assiettes, les écrasant par piles, comme s'il eût voulu venger les innombrables générations de sa race, mangées en des ustensiles pareils, avec des carottes ou de la salade. Même sa fureur n'épargnait point les services décorés, les potiches éblouissantes et ventrues, les aiguières et les vases de style.

Spectacle à la fois formidable et cocasse que celui de ce veau enragé ! Un philosophe se fût demandé quel miracle de psychologie animale avait bouleversé à ce point « l'état d'âme » ordinairement paisible du jeune ruminant. Mais M. Londe avait bien d'autres soucis! Notre négociant « limosin », comme on disait au temps de Molière, voyait s'en aller en miettes l'espoir longuement caressé d'un copieux inventaire de fin d'année. Avec l'aide de son personnel, qui fit preuve en la circonstance d'une bravoure digne des plus hautes récompenses, le veau fut cerné, non sans peines. Un moment on put croire que la bête féroce allait être prise. Mais d'un coup de tête furibond elle bouscula ses adversaires et bondit jusqu'à la rue, en faisant un trou énorme dans les glaces de la devanture.

Une heure après, de courageux citoyens arrêtèrent l'auteur de tant de désastres. L'enquête a démontré que le coupable était âgé de huit mois seulement - si jeune et déjà si pervers ! - et qu'il appartenait à un paysan venu pour le vendre à la foire. Les journaux de Limoges parlent de dix mille francs de dégâts. Ce qui est un rude coup pour le malheureux propriétaire de la bête, laquelle, est estimée quarante-trois francs, à dire d'expert.

Moralité : Ne laissez jamais promener les veaux dans la vaisselle, à moins qu'ils n'aient au préalable passé par la casserole de votre cuisinière.

Vous ne me pardonneriez pas si j e ne vous parlais point du Panama, en cette semaine où le pays tout entier ne parle pas d'autre chose. Je puis en disserter avec détachement, car je ne suis ni actionnaire, ni obligataire. Mais si j'avais la mauvaise fortune d'être l'un ou l'autre, il me semble que je considérerais la chute du ministère et la commission d'enquête comme des compensations insuffisantes. La dégringolade du cabinet ne fera point remonter les valeurs panamistes et les recherches de M. Brisson sur le suicide ou la mort naturelle de M. de Reinach n'empêcheront pas la déconfiture de la Compagnie.

Ce qu'il y a de plus étrange en toute cette affaire, c'est qu'on se préoccupe uniquement des cinq millions qu'aurait touchés M. de de Reinach pour travaux parlementaires destinés à faire avancer ceux du canal, tandis qu'on laisse de côté, comme quantité négligeable, les quatorze cent quatre-vingt-quinze autres versés par le public dans l'entreprise de MM. de Lesseps. J'estime que, sans renoncer à poursuivre les trafics d'influence qui ont été signalés, une autre besogne beaucoup plus utile s'impose aux pouvoirs publics. Il conviendrait d'abord d'être fixé définitivement sur le point de savoir si le percement de l'isthme est oui ou non possible. Et dans le cas malheureusement trop vraisemblable de la négative, arriver à une liquidation, qui permettrait à l'épargne de recouvrer quelques bribes de son argent.

Hélas ! que les temps sont changés ! Quelle vogue ont eue les titres de Panama au moment de la première émission ! On chantait alors dans les cafés-concerts une chanson où l'on mettait en scène un monsieur décidé à conquérir coûte que coûte les faveurs d'une jeune personne. Après avoir épuisé vainement toutes les promesses, même celles d'un appartement luxueux et d'un petit coupé, il ajoutait :

Ma p'tite Irma !T'auras des actions de Pa, de Pa, de Panama !

Devant cette perspective éblouissante, la p'tite Irma ne résistait plus. Elle répondrait aujourd'hui au gigolo assez impertinent pour lui proposer ce lapin : Eh ! va donc, pané !

J'ai un ami qui est baron. Mais c'est un homme modeste et plein d'esprit, ne tirant aucune vanité de son titre, bien qu'il porte le nom d'une petite ville très connue dans la région lyonnaise. Sa seule prétention, fort justifiée d'ailleurs, est de dépasser feu Christian des Variétés par la fécondité et la verve de ses calembours.

Voici son petit dernier : on parlait devant lui de deux professeurs férus d'amour, et d'amour heureux, pour la même femme, connaissant l'un et l'autre cette situation délicate et restés quand même les meilleurs amis du monde. Comme on s'étonnait de cette bonne harmonie persistante entre les copartageants, mon ami le baron répondit avec tranquillité : Mais il n'y a là rien que de très naturel. Comment des professeurs ne seraient-ils pas unis vers Cythère ?

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